Le temps n’était pas idéal, mais j’en avais besoin. Depuis le temps que je n’étais pas parti faire un tour avec ma bécane, il s’imposait de plus en plus. Je m’étais offert mon Harley Iron 883 avec un immense plaisir. Un des rares que je possédais. Elle avait quelques années maintenant, mais je l’entretenais avec toujours autant de soin pour qu’elle luise et soit en aussi bon état de marche qu’à l’origine. Afféré à faire les dernières vérifications et à passer un coup de chiffon avec passion et douceur sur la carrosserie de la belle machine d’un noir luisant, je vérifiais que tout soit parfait. Satisfait, je posais mes mains sur le guidon de la moto et sorti du garage attenant à mon appartement à ma boutique dans lequel elle reposait, parfaitement bien protégée sous sa bâche en tant normal. Mais aujourd’hui je voulais sortir faire un tour avec elle, histoire de me vider la tête et prendre un peu mon pied en roulant dans la Grande Pomme. Il fallait que je profite à fond de cette journée qui était une des rares de celles où je fermais boutique, et quand bien même d’importants nuages noirs barraient un ciel menaçant, ça n’était pas ce qui allait m’arrêter. Un vent mordant soufflait, rendant la température plutôt basse pour la saison. Je plaçais le cale-pied pour appuyer l’Harley le temps de refermer le garage derrière moi et de refermer ma veste en cuir clouté et sur lequel un squelette serrait les poings sur lesquels était écrit un « Hell Time » prometteur. Je revins vers elle, retirais le cale-pied, m’installais et la mis en route. Le bruit du moteur vrombissait avec délice, m’arrachant un rictus de plaisir. J’enfilais mon casque et m’engageais enfin dans les rues du Bronx que je parcourus, la tête vidée de toute préoccupation. J’oubliais tout : mes ennuis avec la justice (encore), mais également les moments d’un bonheur passé auprès de Bianca, qui étaient toujours trop courts à mon goût.

Je fis un tour dans les rues de New York, parcouru quelques coins de Manhattan, au grand hasard car je me laissais toujours guider par l’instinct pour me conduire sur des routes toutes plus différentes les unes que les autres, et m’enfonçais enfin dans les quartiers de Harlem quand, tout à coup, une voiture venue de la gauche me barra dangereusement la route. Je n’eus pas le temps de réagir, la voiture me fit une queue de poisson sans que la conductrice ne s’en rende visiblement compte, et me projeta sur le bas côté. Le choc fut violent et douloureux, et il me fallut quelques minutes avant de me rendre compte de ce qu’il venait de se passer. Peut-être était-ce là le seul bon point de l’histoire : j’étais trop sonné pour que ma colère n’éclate sans la moindre retenue contre cette femme qui s’était garée et qui venait vers moi.

Je me redressais doucement, groggy, et retirai mon casque avant de lancer un regard noir à la blonde qui arrivait vers moi.

« Putain, tu ne pouvais pas regarder où t’allais ? T’as du bol que je sois sonné, parce que là je te jure que… » Lui dis-je avec colère, sans néanmoins pouvoir terminer ma phrase, ma tête me faisant un mal d’enfer.

Tutoyer était un réflexe chez moi. Pas forcément apprécié de tous, certes…

J’aurais pu lui répondre des tas de choses, mais je devais bien admettre… qu’elle avait raison. Ca me tuait de l’avouer, mais c’était la vérité. La visibilité était catastrophique, et la pluie qui tombait de plus en plus ardemment ne faisait rien pour arranger la chose. Je restais là, comme l’abruti que j’étais, hochant la tête pour lui répondre :

« Non, ça va. Ç’aurait pu être pire. »

J’étais ankylosé, mon bras sur lequel je m’étais écrasé me laissait douloureusement ressentir la violence du choc, mais je n’avais rien de cassé, rien à déclarer si ce n’est peut-être quelques contusions et… ah, si. Peut-être une arcade sourcilière de pétée, si j’en jugeais par le sang que je sentais couler sur mon visage. Ca casse comme du verre ces machins-là.

« On oublie. C’est rien. »

J’étais peut-être du genre mal luné et mauvais caractère incarnés en une personne, mais je savais reconnaître mes torts, et les noms d’oiseaux qui s’étaient imposés dans ma tête et qui étaient destinés à cette femme perdaient tout leur sens.
Je revins vers mon Harley et la redressais, avant de lâcher un long soupir. Elle, en revanche, avait pris bien plus cher que moi. Un rétroviseur de cassé, une carrosserie pas mal défoncée, ça allait encore me coûter un bras tout ça…

« Votre voiture n'a rien ? »

L’état de ma bécane se laissait à désirer, elle n’avait que peu apprécié le choc infligé par l’accident. Je l’observais, lâchant un soupir résigné. Ça allait me coûter bonbon.

« Je ne demande d’argent à personne, je peux me débrouiller, ne vous en faites pas. » Lui répondis-je.

Il n’y avait aucune arrogance, ni la moindre méchanceté dans ma voix. Je m’étais toujours débrouillé seul, plus ou moins bien certes, mais seul. Même durant mon enfance je n’avais jamais réclamé le moindre dollar, et même si dans ce cas, certes exceptionnel, j’aurais pu revoir mon jugement, il n’en était rien. C’était ma moto, et surtout ma fierté. Du moins le peu que j’en avais, car si j’étais grande gueule et affirmé, il n’en demeurait pas moins que je n’avais strictement jamais cru en moi, en mes soi-disant capacités qui étaient inexistantes à mes yeux, et à mon droit de vivre. A mes yeux, je n’étais qu’une vermine de plus qui grouillait sur cette terre. Il y a alors deux possibilités quand on fait ce constat : ou bien on s’arrange pour devenir l’être aussi meilleur qu’il est possible de l’être, ou bien un homme qui se laisse platement vivre jusqu’au jour où il partira les pieds devant, accompagné par l’absence des larmes d’aucune personne dans ce monde qui l’aura aimé. C’est pourquoi lorsqu’elle me proposa de venir chez elle pour s’occuper de ma plaie, je me retrouvé pris au dépourvu, étonné par sa proposition.

« Non, non… Je ne vais pas vous déranger avec ça, c’est rien. Absolument rien. »

Ma voix avait perdu tout de son agressivité première, au contraire elle laissait place à de l’étonnement et certainement surtout un brin de manifestation du manque de considération que je possédais sur moi-même.

« Un coup d’eau et ça passe, ça suffira amplement. » Lui dis-je en tapotant légèrement ma plaie pour savoir si le sang coulait encore.

A cette question, il y avait deux réponses : oui ça coulait encore, et surtout ça faisait un puuut*** de mal de chien ce truc, constatais-je en grimaçant bien malgré moi.

« Je vais juste appeler une dépanneuse et rentrer chez moi. Merci pour votre proposition mais je ne peux l’accepter. » Lui dis-je, gêné.

Jamais personne n’avait fait un geste pour moi, dans ma triste de vie. C’était cette inconnue qui l’avait fait sans aucun doute sans se rendre compte de ce que je ressentirais face à cela. Et honnêtement, même si je ne l’acceptais pas, par malaise… ça faisait du bien.

Décidément, il semblerait que négocier avec cette femme était impensable. Elle ne laissait place à aucune alternative, et honnêtement cela me faisait intérieurement sourire. C’était appréciable, il fallait bien l’avouer. Combien de personnes se seraient débinées à sa place, je n’ose même pas l’imaginer.

« Bon, si ça peut m’éviter de fini enfermé dans le coffre de votre voiture. » Lui dis-je dans un léger sourire.

« Votre » ? Je venais de la vouvoyer, là ? Maintenant que j’y pense cela faisait quelques minutes déjà que je le faisais. Apparemment le choc avait été plus violent que je ne le pensais. Ce n’était rien d’exceptionnel non plus, mais venant de moi ça n’était pas habituel, disons. Il fallait croire que cette femme éveillait chez moi un certain respect. Elle avait son caractère, indubitablement, et j’aimais les gens qui savaient l’ouvrir quand il le fallait. Sauf qu’elle, elle avait en plus réussi l’exploit de me la boucler.

Nous attendîmes plusieurs longues minutes que la dépanneuse, appelée par cette femme, n’arrive et embarque la moto, puis je pris place dans sa voiture au côté passager. D’un revers de la main j’essuyais de ma plaie le sang qui commençait à se coaguler. Je lâchais un léger soupir et regardais le paysage urbain qui défoulait sous mes yeux à travers la fenêtre.

« Vous vous décarcassez toujours pour aider des inconnus ? C’est bien la première fois que je vois quelqu’un faire quelque chose pour m… pour quelqu’un d’autre sans demander son reste. »

J’avais failli faire ce foutu lapsus et lui dire que personne n’avait jamais rien fait pour moi. J’espérais qu’elle ne l’avait pas compris, et me mordis légèrement la lèvre inférieure. Le monde était devenu individualiste, et voir des personnes qui s’écartaient de cette tendance était plutôt agréable à voir, fallait-il l’avouer. Étrangement ça devait bien être la seule qualité que j’avais. Je vivais certes pour moi, mais je ne pouvais pas rester insensible quand je voyais quelqu’un galérer. Peut-être –certainement même – ne serais-je pas allé jusqu’à faire ce que cette femme faisait pour moi, mais je ne détournais jamais les yeux quand je voyais quelqu’un en difficulté. Peut-être était-ce le seul reste non pas d’humanité mais de gentillesse qu’il me restait dans l’âme, résidu de cet homme que j’étais autrefois. Ou plutôt ce garçon, encore jeune et moins heurté et blessé par la vie que je ne l’avais été autrefois.
Mais au fond je me doutais bien de la réponse qu’elle allait me fournir. Je n’étais rien ni personne, un homme tout sauf extraordinaire alors elle n’avait pas plus de raison d’aider plutôt moi qu’un autre. Non, elle devait simplement avoir un grand cœur.

Très honnêtement, cette femme n'était pas désagréable. Je me trouvais vraiment débile d'avoir réagit de la sorte lorsque nous nous étions percutés. D'un autre côté j'étais un véritable sanguin, et malheureusement pas un tendre. Bref, je n'étais pas vraiment à l'aise. J'avais tout de même décidé de briser la glace pour la remercier de son aide, à ma manière bien sûr. Elle m'avait répondu non sans un trait d'humour, volontaire ou non, et me demanda par la suite mon prénom.

« Tony. » Lui répondis-je simplement.

Je n'avais jamais été un grand parleur, et la gêne de me retrouver dans une telle situation ne m'était pas d'une grande aide. J'avais engueulé la femme qui me venait maintenant en aide, et me retrouvais dans sa voiture, direction sa baraque pour me faire soigner... Plus gênant que ça, je connais mais faut pas pousser non plus. Et j'avais beau être un âne bâté, je savais aussi être reconnaissant. Seulement j'avais du mal à l'exprimer. Je n'étais pas du genre à me confondre en politesses. Non, le mieux que je puisse faire c'était peut-être encore de me taire, mais quelque chose me disait que si c'était bel et bien ce que je pouvais faire, cette femme prendrait certainement cela pour de l'hostilité. Oui, je me prenais toujours la tête pour tout. On pourrait certainement penser que je n'étais pas un cérébral, un homme qui ne se posait aucune question, mais c'était en réalité tout l'inverse. Je vivais pour ainsi dire dans ma tête, me posais toujours des tonnes de question sur tout et même sur des choses qui n'en valaient pas la peine.

« Qu'êtes-vous si vous n'êtes pas infirmière, alors ? » Lui demandais-Je.

Une femme prévoyante en tout cas pour se balader avec des compresses dans son sac à main. Seulement faire la conversation n'avait jamais été mon fort. Je n'étais en réalité doué que pour le silence, mais au fond cette dame m'intriguait. Elle avait un certaine manière de parler et une facilité à le faire qui me faisait penser à un métier dans ce domaine. Mais quoi ? Formatrice, directrice de quelque chose ou bien professeur, alors ? Les idées se bousculaient dans ma tête. En tout cas une chose était sûre : ma gêne laissait place à une réelle curiosité bien placée. Je commençais à avoir envie de la connaître un peu mieux.

« Avocate ? Ça ne m’étonne pas. » Lui répondis-je.

Il suffisait de voir son éloquence pour le deviner. Seulement dans cette caisse j’étais avec un représentant de la loi, et manifestement j’avais intérêt à me tenir à carreaux si je ne voulais pas avoir de problème. Bon, en même temps je n’avais pas l’intention de poser problème, puisque c’était de plus elle qui me venait en aide. Non, ce que je voulais dire c’était précisément que je devais éviter de lui répondre honnêtement à sa question qui venait. Je devais trouver purement et simplement une parade, car je me doutais que le mensonge devait également être quelque chose qu’elle repérait facilement.

« Effectivement, je ne suis pas dans ce milieu. Disons que je suis dans la vente. Simplement. »

Non ça n’était pas un mensonge. Il fallait juste que j’évite de dire que c’était dans le trafic d’armes. D’un autre côté je n’étais pas – ou tout du moins plus – dans l’illégalité. Je recevais des malfrats tout autant que des personnes qui désiraient s’armer pour protéger leur famille, ou bien des flics, et j’en passe. Disons que je ne préférer pas épiloguer sur le sujet, car quand bien même mon commerce était légal, ça allait jeter une ambiance plutôt froide dans l’habitacle de la voiture. On verra, au pire si elle me le demande je lui répondrais.

La voiture marqua un temps d’arrêt à un feu rouge, laissant l’avocate m’annonçait que nous n’étions plus qu’à une dizaine de minutes environ de son logis. J’acquiesçais d’un hochement de la tête, et rompis à nouveau le silence pour lui demander :

« Et quel âge à votre fils ? »

Pourquoi cette question, je n’en sais rien. En temps normal je m’en foutrais totalement, mais étrangement la conversation venait plutôt aisément avec cette femme. Bon, je n’étais pas non plus un loquace à tout casser, mais je supposais qu’elle dégageait une aura rassurante qui invitait à la discussion et à la confidence. Et puis honnêtement j’espérais que son fils ne soit pas présent, parce que vu l’enfant de cœur que j’étais et ce que je renvoyais par transparence, j’allais être accueillis, s’il vivait encore chez elle, à coup de spray au poivre dans la tronche…

« Il n’y a pas d’âge pour commencer un boulot. Et puis vous n’êtes pas âgée, juste plus mure que certains gosses qui débutent ce taff sans rien connaître de la vie et qui prétendent pouvoir démonter un type en face sans rien comprendre de sa vie alors qu’ils n’ont encore rien vécus eux-mêmes. »

Je savais de quoi je parlais. Des avocats, j’en avais côtoyé, et avais été soit disant « défendu » par un môme qui n’en avait rien à foutre que je puisse bien finir en prison ou pas. Bon, en même temps j’avais mérité ma peine, ce que je peux concevoir avec un peu de recul, mais il s’était fait plaisir en m’expliquant nettement que des types comme moi puissent bien croupir en tôle ou pas. Je ne me cherche aucune excuse, mais prétexter qu’avoir un passé lourd et chargé comme le mien ne pouvait qu’engendrer des horribles bonhommes comme moi, à ce qu’avait dit cet avocat, me rend fou de rage. On ne choisit pas sa famille, je n’avais jamais demandé à trouver le corps d’une mère vidée de son sang par ses veines ouvertes, alors qu’elle gisait sur le plancher, le corps entouré de bouteilles de vin et de seringues de drogue. J’étais seulement responsable des choix que j’avais fait dans ma vie, ça je l’accorde, mais dire que je mérite tout ce qui m’arrive tout simplement parce que je suis né et suis resté une ordure, de la part d’un type qui est censé me défendre, non ça ça ne passe pas.

Le rire de la jeune femme me sorti de mes pensées, et eut, je l’avoue, le bénéfice de me faire sourire à mon tour.

« Non, en effet c’est pas mon truc. »

Je réfléchis un instant, puis haussa les épaules. Après tout, je ne faisais rien d’illégal, et de toute manière je n’en avais pas honte. Ce boulot, c’était ma passion. Je n’avais pas à m’en cacher.

« Je suis dans l’armement. J’ai une boutique d’armes en tout genre : blanches, flingues et autres. »

La voiture s’engagea enfin sur la route qui menait à son logement, visiblement un immeuble qui m’avait l’air paisible. Lorsque je lui demandais l’âge de son fils, je fus un peu surpris de le savoir entre guillemets « âgé ». Elle avait raison, du moins je le suppose, en disant qu’un parent verrait toujours son enfant comme un petit bout. A sa question, je lui répondis :

« Non, je n’en ai pas. Je pense que c’est de toute manière un peu tard pour ça maintenant. Et puis je ne sais déjà pas m’occuper de moi, il ne vaut mieux pas que j’ai un gosse. »

Nous nous engageâmes dans un souterrain, et Lily se gara tranquillement dans le box qui lui état réservé.

« Vous vivez seule avec lui, maintenant ? » Lui demandais-je.

Du moins était-ce ce que j’avais cru comprendre puisqu’elle ne me parlait plus de son mari.

« Non, désolé. Ça ne me regarde pas. »

Sa remarque quant au fait que j’aurais pu faire avocat me fit sourire. C’était bien la première fois que l’on me disait cela.

« Pour en être un, je pense qu’il faut savoir faire les bons choix dans la vie, et je n’ai pas toujours pris la meilleure des routes. Mais bon, qui est irréprochable ? »

Pas moi en tout cas, bien au contraire. Mes mains étaient ensanglantées pour un meurtre que j’avais commis il y a des années, et quand bien même j’avais parfaitement conscience des erreurs que j’avais pu faire, ceci n’avait jamais été un acte que je regrettais. Ce type avait gâché la vie de ma mère ainsi que la mienne, m’avait donc éloigné de la seule personne qui comptait à mes yeux et à ceux de qui je comptais également. Il avait fait de mon enfance une honte et un enfer sans nom, alors même si tuer n’est pas une solution, il avait été pour moi néanmoins salvateur.

A nouveau, sa remarque sur les sous-vêtements qui auraient pu trainer dans ma boutique si j’en avais fait mon métier me fit doucement rire, et je ne pus m’empêcher de rétorquer :

« C’est sûr qu’un Desert Eagle défend mieux qu’un string. Quoique je me demande si ça ne peut pas faire un bon arc. » Plaisanais-je.

Oui, je me sentais à l’aise avec elle. Son âme laissait émaner beaucoup de douceur et de sincérité. A vrai dire, sa présence devenait vraiment agréable, et plus je m’en rendais compte, plus j’avais honte de mon comportement précédent. Cette femme était purement et simplement la gentillesse et la tendresse incarnée. Son fils avait beaucoup de chance.

Ce qu’elle me dit quant à l’enfant que je pourrais avoir était fondé, mais erroné. Certes, j’avais encore un peu de temps devant moi, mais je n’y pensais pas, pour une seule simple et bonne raison.

« Honnêtement, je n’y pense pas. Je ferais un très mauvais père. » Lui dis-je avec un léger sourire quoique un peu forcé.

La vérité, c’est que ce sujet était totalement tabou chez moi pour la simple et bonne raison qu’avoir un enfant était un rêve inaccessible pour moi. J’aurais beau le protéger du monde entier, la seule véritable menace c’était moi-même. Je ne voudrais pas lui faire de mal, mais je lui en ferais. C’était comme ça, je ne savais déjà pas m’occuper de moi-même, alors d’un môme… Non, très mauvaise idée.

Le bruit du moteur qui se coupa me fit revenir sur terre et m’écarta de mes pensées. J’eus alors l’indiscrétion de lui demander si elle vivait seule avec son fils, ce à quoi elle répondit à l’affirmative.

« Excusez-moi, c’était totalement indiscret de vous poser cette question. Enfin, si je peux me le permettre, il doit avoir beaucoup de chance. »

Et moi j’aurais mieux fait de fermer ma grande gueule. D’un autre côté, je disais toujours ce que je pense, mais généralement ce genre de remarque, aussi sincère soit-elle, met toujours la personne concernée dans l’embarras. Mais je le pensais.

« Votre fils ne va pas être trop rassuré de voir sa mère revenir avec un sale type à la gueule en vrac. » Lui dis-je pour apaiser l’atmosphère.

Quoique. Ça aussi, je le pensais.

J’étais surpris qu’une femme comme elle, l’air doux et la classe portée sur elle, s’y connaisse en armement. Je ne dissimulais pas ma surprise, affichant un air aussi stupéfait qu’amusé.

« Ce sont de belles armes, surtout le colt. Les beretta sont, à mon sens, un peu trop classique. Mais j’avoue que je ne m’attendais pas à ce que vous connaissiez le sujet. Vous cachez bien votre jeu. » Lui dis_je, un sourire aux lèvres.

Nous arrivâmes à l’appartement, lorsqu’elle me proposa d’aller dans la salle de bain, le temps pour elle de ranger ses affaires et de m’y rejoindre pour s’occuper de mes blessures. Je pris ma veste et l’accrocha au porte-manteau comme elle m’avait proposé de le faire, et l’attendis quelques instants, le temps qu’elle revienne. Je regardais autour de moi la classe et le raffinement de ces lieux, entretenus et décorée avec goût. Décidément, nous n’étions pas du même monde. Chez moi gisait des cadavres de bouteilles, des cendriers et deux/trois seringues pour la forme. Heureusement que c’était moi qui étais venu chez elle et pas l’inverse, sinon elle aurait été très mal-à-l’aise. Sa remarque me sorti de mes pensées, lorsqu’elle parla de ma « tête de truand » et de mon bon cœur.

« Qui sait. Ça reste encore à découvrir, même pour moi. »

Je regardais autour de moi, découvrant un peu plus cet univers sain dans lequelle elle vivait avec son fils, avant que mon regard ne croise celui de mon reflet dans le miroir. Je lâchais un léger mais néanmoins profond soupir, ayant horreur de ces miroirs qui ne reflétaient toujours que cette misère humaine que j’étais devenu avec le temps. Je détournais les yeux pour croiser les sombres iris de l’avocate.

« Je peux vous demander comment cela se fait que vous connaissiez les armes ? C’est une passion secrète ? »

Lorsqu’elle posa la compresse sur ma plaie, je ne bronchais pas. Je n’étais pas un type douillet, et vu le nombre de blessures que je m’infligeais volontairement ou non, ça n’était pas ces picotements qui allaient me déstabiliser. Le regard perdu dans le vague, je l’écoutais me parler des armes à feu dont elle avait besoin pour se défendre. C’était amusant qu’une femme comme elle en ait besoin, car je l’imaginais plutôt assurer sa défense à coup de cupcakes balancés dans la tronche de son agresseur. Et pourtant. D’un autre côté, j’en voyais défiler du beau monde dans ma boutique, et bien souvent des personnes que je ne présumerais pas se servir d’armes. Seulement là où j’étais placé, je voyais davantage des personnes ayant des soucis avec la justice, ou bien des hommes paumés qui s’aventuraient là-bas sans savoir ce qu’ils faisaient. Bien entendu, des petites bonnes femmes comme elle j’en avais aussi, mais cela me faisait toujours bien marrer de les voir débarquer chez moi. Et bien étrangement, c’étaient surtout celles-là qui savaient parfaitement et précisément ce qu’elles voulaient.

« A l’occasion, un jour, passez dans ma boutique. Je trouverai bien un moyen de me racheter envers vous. » Lui dis-je.

Je n’étais pas quelqu’un qui avait tendance à fermer les yeux et me contrebalancer de ce que l’on pouvait faire envers moi. Ces moments étaient rares, voire inexistant, à tel point que je ne me souvenais même pas à première vue d’un moment où l’on m’ait tendu la main. Et je n’étais pas du genre à facilement oublier les choses. C’était donc bien normal que je lui rende la pareille, à ma manière.

« Vous avez déjà pris des leçons de tir ou vous faites ça au talent ? D’ailleurs, vous avez déjà eu l’occasion de tirer ? »

Avoir une arme c’était bien beau, mais encore faut-il savoir se débrouiller avec.

« J’ai emménagé une salle de tir dans mon arrière-boutique. Si vous avez besoin, à l’occasion, n’hésitez pas. » Lui proposais-je.

Je devais être sacrément secoué pour lui faire une telle proposition. Ma solitude était ce à quoi je tenais le plus, et mon côté ours était inhérent à ma personne. Qu’est-ce qui m’avait alors poussé à lui demander cela ? Peut-être parce qu’elle m’était sympathique. De son aura émanait une certaine tranquillité et une certaine douceur qui invitait à la sympathie.

« Le plus tard possible ne veut pas dire « jamais ». Tu as des comptes à régler, ça se sent. Mais ça ne me regarde pas. Et quant à savoir si ma salle de tir est légale, je te répondrai que l’on y tire tout aussi bien que dans une salle homologuée. Et puis honnêtement j’en ai jamais eu rien à foutre de la loi. Si les poulets viennent à me contrôler, ils ne verront que la partie bordélique de mon arrière-boutique. J’ai eu l’intelligence de ne pas mettre ma salle en évidence. A mais j’oubliais que je parlais à une avocate. Faut que je me méfie ? » Lui demandais-je dans un sourire qui se voulait gentiment narquois.

Lorsqu’elle déclara que mes soins étaient terminés, je me redressais et lui répondit :

« Bah merci, c’était inutile de vous donner tant de peine, mais je sens l’âme charitable qui est en toi. »

Il faudrait vraiment que j’arrête de la tutoyer, je lui devais le respect.

« Au fait, ça te dérange que je te tutoie ? Ce n’est pas un manque de politesse, juste une habitude. Je n’aime pas les ronds de jambe pour se parler. Ca fait coincé du c… Bref, faut aussi que j’apprenne à être moins cash. D’habitude j’en ai rien à carrer, mais tu dégages quelque chose de respectueux. Du coup je suis paumé, moi. » Lui dis-je dans un léger rire.

Quand j’étais avec elle, je sentais que je pouvais être à la fois moi-même et un autre homme. Sentiment paradoxal, mais c’est ce que je ressentais. Une chose était certaine, elle attirait la sympathie et je n’avais nul doute, par sa répartie, qu’elle devait être une excellente avocate.

« En tout cas passe un jour à la boutique, je saurais te remercier et te rendre la pareille, à ma façon. Ça peut être flippant de dire ça mais c’est sans arrière-pensée négative. Si je peux te remercier et m’excuser comme je le peux, je le ferai. »

Je me sentais redevable envers elle, chose rare, mais elle avait eu le mérite de réussir à me rabattre le caquet, et ça n’était pas rien. Tel le renard du Petit Prince, elle avait réussi à m’apprivoiser.